Fierté humaine
J’ai visité la dernière librairie de Colombo : elle est plus vaste que les autres, mais pas mieux achalandée en ouvrages bouddhiques. Elle est située dans le quartier de la gare, où les rues sont envahies par une foule de piétons pressés à travers laquelle il est difficile de se faufiler en voiture. J’avais déjà remarqué qu’ici les gens marchent volontiers sur la rue, si ce n’est au milieu de la rue, sans se soucier des voitures : heureusement qu’elles roulent lentement et ne sont pas trop nombreuses. À Bangkok ou ailleurs, ils se feraient écraser. J’ai l’impression que ce défi aux voitures est une forme de fierté. Selon le bouddhisme, la fierté est le défaut caractéristique du royaume humain, ce que je comprenais mal. Mais je constate qu’on la perçoit très bien chez l’homme primitif ; ici, c’est caractéristique : le piéton, par fierté, méprise l’automobile, même au risque de sa vie.
Dans ce pays, la circulation est une lutte d’orgueil et de fierté, à coups de klaxon, d’autant plus âpre qu’aucun propriétaire de voiture ne la conduit lui-même, et que tous les conducteurs de véhicules à moteur sont des chauffeurs, qui s’estiment très supérieurs aux manants qui se déplacent à pied ou à vélo. Depuis l’invention du char, dans la haute antiquité, jusqu’à la démocratisation de la voiture, il y a quelques décennies, la rue a toujours été le domaine des charretiers, bien connus pour leur manque d’éducation, leur brutalité et leur langage ordurier : tout cela au nom de la fierté humaine ! Mais comme la fierté est un défaut qui ne disparaît qu’à l’illumination finale, il est bien difficile de ne pas se prendre à son jeu, même dans ses aspects les plus vulgaires. Commencer à être plus conscient des manifestations de la fierté, comme c’est mon cas depuis quelque temps, est peut-être un signe de progrès. Au moins, si on l’observe, c’est qu’on n’est plus constamment sa victime !
8 janvier 1991, Colombo (Sri Lanka)