Patrick
Hier, j’ai passé l’après-midi avec Patrick à Cameray, petite localité du Nord de Sydney où je suis allé en train et en bus. Le temps était froid et pluvieux : j’ai regretté toute la journée d’être parti sans le beau pull Lacoste que j’ai acheté à Noosa. Patrick habite provisoirement dans une petite maison avec sa mère. J’ai été frappé de le voir avec cheveux, barbe et habits laïques. Il avait l’air plus jeune et plus petit, avec beaucoup moins d’allure et de prestance qu’en robe : il n’était plus le maître que j’avais connu à Suan Mokkh* (Ajahn Paññasiri), mais une personne ordinaire. Il vient d’avoir une hépatite B, attrapée en Thaïlande, par un moustique ou une lame de rasoir pour se raser le crâne ; il est encore très faible. C’est pour cela qu’il a défroqué au mois de novembre et est revenu en Australie. Il part la semaine prochaine pour Canberra où il va étudier le pali et le sanscrit à l’université. Ces études complètes vont lui prendre dix ans ; il pense travailler à mi-temps, peut-être comme chauffeur de taxi. Il a l’intention de continuer à pratiquer et étudier le bouddhisme, de devenir un érudit avec, en plus, l’expérience de la pratique. Ensuite, il prévoit d’enseigner et de traduire des textes pour retrouver l’enseignement originel du Bouddha. Patrick, lui, n’a donc aucun doute sur son avenir.
Nous avons eu une très intéressante conversation, continuée hier soir dans un restaurant thaï. Il dit que le meilleur enseignement du theravada* est de loin celui de Birmanie ; mais il semble dire que le mahayana* possède une meilleure compréhension de la vacuité et de la chaîne d’interdépendance*. Maintenant, il se tourne à nouveau vers le zen, bien qu’il continue à pratiquer la méthode birmane d’observer le moment présent, qui lui semble la meilleure. Il dit que la chaîne d’interdépendance est l’essence du bouddhisme, mais qu’il ne la comprend ni selon la théorie des trois vies, ni, comme Ajahn Buddhadasa*, dans un temps très court. Pour lui, elle ne se situe pas dans le temps, elle n’est pas une relation de cause et effet, mais une interrelation en dehors du temps qui montre que rien n’est indépendant, ce qui rejoint l’idée de la vacuité dans le mahayana. Les douze liens de la chaîne d’interdépendance ne sont qu’un exemple parmi l’ensemble des phénomènes qui sont interdépendants. Le point essentiel est, selon lui, la relation entre la conscience et le corps-esprit, qui va dans les deux sens et forme une boucle. Cela revient à dire, selon moi, qu’il y aurait trois éléments qui forment l’être humain, le corps, l’esprit et la conscience. Le mot Dharma*, selon Patrick, signifie tout ce qui est en dehors du temps. On en revient à mon idée que le temps est vraiment un des éléments essentiels à comprendre pour percevoir la réalité.
Je lui ai montré mes derniers tableaux : il trouve que je devrais continuer à peindre. Pour savoir ce qu’il faut faire dans la vie et ce qui est important, il dit qu’il faut écouter ses intuitions, c’est-à-dire faire les choses dont on sent le besoin quand on cesse de les faire, et ne pas faire les choses qui ne vous manquent pas quand on ne les fait pas, ou qui vous perturbent quand on les fait. Il faut alors être capable de bien faire la distinction entre ses intuitions et ses préférences : ce n’est pas toujours évident. Un autre point important, dit-il, est l’effort juste : éviter ce qui est laborieux et demande trop d’efforts ; trouver plutôt une sorte d’équilibre où l’on se laisse porter par le flux de la nature après avoir donné l’élan de départ. Le plus important est d’être toujours dans le moment présent, c’est-à-dire en dehors du temps ; et d’observer ce qui se passe, qui est alors toujours neuf et jamais ennuyeux.
À discuter avec Patrick, j’ai l’impression que ma voie n’est pas dans la vie monastique, mais plutôt dans la vie laïque. Même si c’est peut-être plus difficile, il ne faut pas que je fuie les problèmes que j’y rencontre, mais que je les comprenne, les assume et les accepte comme les imperfections et les insatisfactions de la vie ; que je compose avec, les utilise sans avoir d’aversion ou d’anxiété et sans qu’ils créent des doutes et remettent en cause la voie que je suis (qui n’est toujours pas assez bien définie). Par contre, il est bon de faire de temps en temps des retraites et de suivre des enseignements, en attendant de trouver peut-être un jour le maître qu’il me faut. Patrick est très attiré maintenant par un maître hindou, Poonjaji (et son disciple américain Andrew Cohen) : il amène ses élèves à l’illumination subite simplement en discutant avec eux.
* Suan Mokkh : monastère de la forêt fondé par Ajahn Buddhadasa. Suan Mokkh signifie littéralement « le jardin de la libération ». Ordonné moine à l’âge de vingt ans, Ajahn Buddhadasa (1906-1993) fonda en 1932 le monastère de Suan Mokkh, qui fut le premier monastère de forêt dédié à la méditation dans le sud de la Thaïlande. Son dernier projet, à la fin des années 1980, fut d’établir à Suan Mokkh un centre international de Dharma, Suan Mokkh International, qui organise régulièrement des cours et des séminaires sur le bouddhisme et des retraites de méditation. Ajahn Buddhadasa fut, avec Ajahn Chah, un des maîtres thaïlandais les plus influents du vingtième siècle. J’ai eu la chance de suivre son enseignement de 1988 à 1993.
* Theravada (pali) : littér. doctrine des Anciens. Seule école du bouddhisme hinayana – le petit véhicule – qui ait subsisté jusqu’à nos jours, le theravada est considéré comme la forme la plus ancienne du bouddhisme, et son Canon, rédigé en pali, serait la transcription fidèle des enseignements du Bouddha. Le theravada est pratiqué dans les pays du Sud-Est asiatique : Sri Lanka, Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge.
* Mahayana (sanscrit) : littér. grand véhicule. Une des deux grandes branches du bouddhisme – avec le theravada, ou bouddhisme ancien – qui s’est développée en Inde à partir du premier siècle avant J.-C. Le mahayana comprend toutes les écoles tardives du bouddhisme qui se sont répandues par la suite en Chine, au Japon et au Tibet. Alors que le theravada met l’accent principalement sur la vie monastique et la libération individuelle, l’adepte du mahayana aspire à l’illumination pour œuvrer à la libération de tous les êtres. Cette attitude est incarnée par le bodhisattva, dont la vertu principale est la compassion.
* Chaîne d’interdépendance (pali : paticcasumuppada) : la loi de l’interdépendance – de l’origine conditionnée et interdépendante de tous les phénomènes – est, avec l’impersonnalité, un des fondements de la doctrine bouddhique. La loi de l’interdépendance est une des lois de la nature, à savoir que toutes choses – qu’elles fassent partie de l’environnement, de la société, de l’individu ou de l’esprit – sont interconnectées et ont entre elles des relations causales. Cette loi est généralement exprimée sous la forme d’un enchaînement de douze maillons – dont chacun est la conséquence du précédent et la cause du suivant – qui conduisent de l’ignorance à l’apparition de la souffrance. Le premier, l’ignorance, et le sixième, le contact (entre les organes et les objets des sens) sont les deux niveaux où il est possible de s’échapper du cycle de la souffrance et de l’existence conditionnée.
* Buddhadasa (Ajahn) (1906-1993) : ordonné moine à l’âge de vingt ans, Ajahn Buddhadasa fonda en 1932 le monastère de Suan Mokkh, qui fut le premier monastère de la forêt dédié à la méditation dans le sud de la Thaïlande. Son dernier projet, dans les années 1980, fut d’établir à Suan Mokkh un centre international de Dharma qui organise régulièrement des cours et des séminaires sur le bouddhisme et des retraites de méditation. Ajahn Buddhadasa fut, avec Ajahn Chah, un des maîtres thaïlandais les plus influents du vingtième siècle. J’ai eu la chance de suivre son enseignement de 1988 à 1993.
* Dharma (sanscrit ; pali : Dhamma) : la doctrine du Bouddha, un des Trois Joyaux, avec le Bouddha et la Sangha. Dans un sens plus général, tout enseignement ou chemin spirituel.
30 janvier 1990, Sydney