Tokyo
Nouvelle journée de marche pour visiter musées et galeries ; pas dans un but de prospection des galeries, mais plutôt pour remuer encore un peu plus mes idées et convictions sur l’art contemporain (et peut-être l’art en général) et les remettre en question. J’ai commencé par un musée d’art traditionnel japonais, le musée Idemitsu, qui m’avait beaucoup impressionné lors de mon premier séjour à Tokyo. Surtout les salles de calligraphie, que je ne pratiquais pas encore à l’époque. Il y avait aujourd’hui une exposition de Sengaï, un célèbre moine zen de la fin du dix-huitième, début du dix-neuvième siècle. Si j’aime bien ses calligraphies (mais sans plus), je n’aime pas beaucoup ses peintures, pour la plupart des sujets anecdotiques avec des personnages. Il y avait par contre sa célèbre peinture de l’univers, avec un rond, un triangle et un carré : elle est superbe. J’ai préféré l’expo de tsugi-shikishi que j’ai vue l’autre jour dans une bijouterie de Ginza ; il s’agit d’une petite calligraphie très fine du douzième siècle où les idéogrammes ne sont que quelques traits fins très épurés, avec une très belle composition.
Ensuite, j’ai fait le tour des galeries d’art contemporain de Kyobashi, une vingtaine, que j’ai visitées méthodiquement en suivant le petit guide du quartier, montant aux étages ou descendant dans les caves à chaque fois. À part une expo de gravures de Klee et une belle lithographie de Frank Stella, rien d’intéressant : vraiment n’importe quoi. Encore plus triste que mes derniers tours des galeries de New York ou de Paris, où il y avait au moins de temps en temps un artiste qui me disait quelques chose. Je me demandais, en sortant d’un de ces immeubles étriqués, pourquoi je m’acharnais à aller chercher des impressions visuelles dans ces petites galeries alors qu’il y en avait plein dans la rue qui sont beaucoup plus belles et plus intéressantes. Surtout dans ce pays où rien ne semble posé au hasard, mais où tout est cadré, composé, disposé avec un souci conscient ou non d’esthétique.
Je me rends compte du non-sens de ces quelques toiles incohérentes cachées dans une petite pièce en sous-sol ou à l’étage, qu’on trouve difficilement après avoir franchi escaliers, portes, ascenseurs. Seuls quelques rares visiteurs parviennent au cœur de ces galeries pour en ressortir déçus ; alors que la foule circule au milieu d’un environnement urbain qui est une succession ininterrompue d’œuvres d’art. Dans la rue, l’architecture, le design, les vitrines, les enseignes, tout est création de l’homme, même la nature domestiquée des jardins japonais ; et les gens eux-mêmes : leurs habits, accoutrements, allures, coiffures, maquillages sont toujours les résultats d’un souci esthétique. Même les choses qui semblent à première vue uniquement utilitaires et dépourvues de toute intention esthétique, comme les écriteaux, les signes de circulation peints au sol ou les fils électriques, sont souvent les plus étonnantes des œuvres d’art. Mais est-ce que les gens voient, comme moi, leur ville comme une gigantesque œuvre d’art ? Ce n’est pas sûr ! Alors, le rôle de l’artiste est-il de le leur montrer par des toiles pop ou hyperréalistes cachées dans des galeries ? Ou par des photos ? Le Japon est un pays où tout suggère la photo !
Ce que je passe le plus de temps à observer, ce sont les gens, surtout les visages ; ils sont souvent étonnants : de vraies sculptures ou des masques vivants. Je les observe dans la rue et aussi dans le métro. J’aurais envie de faire des portraits. Certains visages sont très beaux, d’autres ont beaucoup de caractère, ou sont de vraies caricatures ; ils sont rarement banals. Je remarque que les femmes sont souvent belles, sereines, épanouies, souriantes, alors que la plupart des hommes paraissent tristes, inquiets, ternes, accablés, étiolés, efféminés ; ou parfois joviaux, boursouflés, rougeauds : ceux qui compensent par la nourriture, l’alcool, la fumée… Le contraste entre les hommes et les femmes est frappant. Est-ce un des effets secondaires de cette société matérialiste basée sur le profit et la croissance économique où l’énergie yang de la dimension spirituelle fait si cruellement défaut ?
27 septembre 1989, Tokyo