Wat Pah Nanachat*
J’ai fait la sieste dans le dortoir situé au-dessus de la cuisine où j’habite depuis deux jours. En bas, dans la vaste cuisine ouverte sur la nature, les nombreux laïques du voisinage qui sont venus préparer le repas dorment encore, étendus sur des nattes posées à même le sol, profitant du calme de la forêt.
Je me suis installé pour écrire sur le gazon qui entoure le temple. C’est un bâtiment très moderne : le toit est en forme de pyramide tronquée, le sol et les murs sont recouverts de marbre, et une grande baie vitrée domine l’autel. C’est la première fois que je vois un temple bouddhiste moderne en Thaïlande. Je le trouve très réussi, il est pur de lignes et dépourvu des habituelles décorations multicolores. Le bâtiment est entouré de petits bassins ; j’observais tout à l’heure le soleil qui s’y reflétait et projetait les dessins des ondes concentriques créées sur l’eau par les insectes, et de leurs interférences, sur le mur de marbre. C’était superbe, et très cosmique, ou atomique. Au bord de l’eau, des rochers et des plantes, et le beau gazon bien vert ombragé par de grands arbres ; tout autour, la forêt, et quelques grandes gerbes de bambous dans lesquelles on entend siffler du vent.
Le temps est beau et sec, mais les nuits sont fraîches. Le matin, gong à 3 heures, réunion dans la salle de méditation à 3 h 30 pour chanter, puis méditation jusqu’à 5 h 30. Je pars alors avec Dhammavaro* et deux autres moines, un Chinois et un Iranien, pour la tournée d’aumône. C’est sans doute ce qui m’a ému et impressionné le plus pendant mon séjour ici. Nous marchons d’abord pendant une demi-heure, au lever du jour, sur un chemin de terre battue, à travers champs. La campagne est belle ; les rizières qui viennent d’être moissonnés sont sèches et jaunes. Elles sont parsemées de bouquets d’arbres, et séparées ça et là par de grands étangs recouverts de lotus ou de nénuphars. La campagne de l’Isarn (le Nord-Est de la Thaïlande), depuis Korat, est beaucoup moins verte que celle des plaines centrales ; elle ressemble aux paysages du nord de l’Inde. On voit que la région est pauvre, il y a beaucoup de buffles d’eau mais encore peu de machines.
On arrive dans un village, les trois moines marchent pieds nus, l’un derrière l’autre ; je les suis à distance. Les gens qui leur offrent de la nourriture s’agenouillent sur la droite du chemin, ouvrent le couvercle du petit récipient d’osier qui contient le riz gluant et en déposent avec la main une poignée dans chaque bol avant de faire une révérence. Parfois, avec le riz, ils donnent une banane, un petit gâteau ou quelques fleurs ; mais comme ces paysans sont très pauvres, ils offrent surtout du riz. C’est très émouvant de voir leur dévotion. Ce sont surtout les femmes qui offrent la nourriture aux moines, mais aussi quelques hommes, et parfois de petits enfants. C’est une très belle tradition. Quand je passe derrière les moines, nous nous sourions et échangeons quelques mots, le plus souvent « il fait froid ». C’est superbe de traverser ces villages traditionnels avec leurs maisons en bois sur pilotis, entourées d’animaux domestiques : buffles, vaches, cochons, poulets, canards, chiens ; les hommes et les enfants se réchauffent autour d’un petit feu de bois au bord de la route, alors que les femmes sont occupées à préparer le repas ou à faire la lessive. À part l’arrivée de l’électricité et de la télévision, la vie n’a sans doute pas beaucoup changé ici depuis des siècles.
Quand nous quittons les deux villages mitoyens, les bols des moines sont pleins, le soleil se lève et nous regagnons le wat par un autre chemin, en parlant du Dharma* avec le moine chinois. Chaque matin, des laïques viennent au monastère et préparent un abondant repas ; les wan pra* (comme aujourd’hui), il y a encore plus de monde, et plus de nourriture : c’est un véritable festin. Le seul repas de la journée a lieu à 8 heures, dans le hall. Les laïques qui ne se sont pas rasé la tête et ne sont pas habillés en blanc, comme moi, mangent habituellement dans la cuisine, après le repas des moines. Mais les wan pra, tout le monde mange dans le hall avec les moines. On se passe les plats, les uns après les autres : riz, légumes, curries, salades, fruits, gâteaux, biscuits… au moins trente ou quarante plats. C’est bien difficile de ne pas trop se servir, car nos assiettes sont de grandes cuvettes émaillées.
* Wat Pah Nanachat : littér. grand monastère international. Monastère de la forêt du nord-est de la Thaïlande, fondé par Ajahn Chah pour l’entraînement des moines étrangers, en particuliers des moines occidentaux.
* Dhammavaro : un ami allemand (Matthias) que j’ai connu à Suan Mokkh. Il fut ordonné comme novice au Wat Pah Nanachat en août 1989, puis ordonné moine en mai 1990. Il portera la robe jusqu’en avril 2001.
* Dharma (sanscrit ; pali : Dhamma) : la doctrine du Bouddha, un des Trois Joyaux, avec le Bouddha et la Sangha. Dans un sens plus général, tout enseignement ou chemin spirituel.
* Wan pra (thaï) : fête bouddhiste qui a lieu lors des quatre principaux jours du calendrier lunaire : pleine lune, nouvelle lune, premier et dernier quartiers.
20 décembre 1989, Wat Pah Nanachat