SOUVENIRS DE VOYAGES

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Plaisirs éphémères

205 Vol plané sur Copacabana

205 Vol plané sur Copacabana

J’ai beaucoup aimé le Ryogen-in, avec ses jardins de sable et de pierres et ses belles peintures sur les écrans de papiers qui servent de parois. Pour le déjeuner, je suis allé dans un restaurant végétarien très sophistiqué, le Izusen, situé dans l’enceinte du temple. J’y suis allé heureusement vers 11 h 30, avant la foule. On m’a servi une dizaine de mets artistiquement présentés dans des bols de laque, rouge à l’extérieur et noire à l’intérieur. Le raffinement des goûts était aussi subtil que celui de la vue. Je lisais l’autre jour dans le livre d’Ayya Khema* qu’on apprend davantage à percevoir l’impermanence dans la fin des moments agréables que dans celle des moments désagréables. C’est bien ce que je ressens en mangeant ce genre de repas : chaque plat se présente d’une façon impertinente et arrogante comme une image de son impermanence en puissance. Cette impression est très étrange et finalement ce spectacle, bien que très beau visuellement, contient toute la désillusion de sa disparition prochaine. Il est difficilement supportable plus de quelques minutes, et cette joie du regard fait place au désir de manger qui va y mettre fin. Je me suis trouvé manger avec une certaine hâte pour être débarrassé plus vite du douloureux spectacle de cette destruction ; ce n’est qu’une fois que tous les bols furent vides que j’ai retrouvé avec soulagement le calme. Le vide avait remplacé ces manifestations formelles qui éveillent les désirs et ne sont que des phénomènes impermanents. 

Je me rends compte aussi de l’impermanence des plaisirs visuels. Quand je contemple un jardin, un temple ou une peinture, la première impression est forte et agréable ; mais après quelques minutes elle diminue et se dissipe, et fait bientôt place à l’ennui et au désir de regarder autre chose. Lorsqu’on revoit le même objet quelques minutes, jours, années plus tard, l’impression est de nouveau forte et agréable. Elle peut cependant changer : la surprise de la première fois disparaît, mais on voit d’autres aspects plus subtils de l’objet. Lorsque l’intérêt de l’objet est très superficiel, on est très ému la première fois, puis déçu par la suite. Lorsque l’intérêt est plus profond, la première impression n’est peut-être pas très forte mais, avec le temps, on lui découvre d’autres aspects cachés ou d’autres niveaux de compréhension. La profondeur est proportionnelle au soin et à l’amour que l’artiste y a mis ; donc seul l’art véritable ne lasse pas le spectateur et est immortel. L’art le plus accompli est sans doute la nature !


* Khema (Ayya) (1926-1997) : née à Berlin, Ayya Khema fut ordonnée nonne en 1979 au Sri Lanka. Elle enseignait le bouddhisme theravada et la pratique des jhanas, les absorptions méditatives. Elle fonda en 1978 le Wat Buddha Dhamma, un monastère de la forêt situé en Australie, où j’ai fait ma première retraite avec elle en février 1990 (voir mon livre Le parfum de l’éveil). Elle fut ensuite mon principal maître spirituel jusqu’à sa mort.

 

3 octobre 1989, Kyoto (Japon)

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